À force, on ne le regarde même plus. Il est le réceptacle de nos envies, de nos addictions. Beaucoup moins de nos frustrations. On le pousse, on le malmène parfois. Pourtant, il arrive que ce soit lui qui nous tienne, fidèle et mythique compagnon auquel on s’accroche lors d’errances trop peu inspirées entre les rayons. Lui, le chariot Caddie.

Avec son toit en dents de scie, sa cour aux petits bosquets soigneusement taillés séparant la maison de maître de l’usine, Caddie ne manque pas de cachet et a su conserver des airs d’usine d’antan. Des airs seulement. Car lorsqu’on pousse la porte du site de production de Drusenheim, on est soufflé de découvrir une usine à la pointe de la technologie. Après une période de fortes turbulences, l’entreprise est revenue dans la course.

Le visiteur est d’abord happé par le chariot de supermarché monumental qui trône dans l’enceinte. Cette pièce, créée en 1983 pour le salon de l’équipement de magasin, a accueilli le popotin d’Édouard Leclerc le temps d’une séance photo. En contrebas se détache sur l’herbe verte une farandole de chariots rouges, du plus petit au plus grand. Le fétiche se décline partout. Symbole de notre société de consommation. On emboîte le pas du patron, Stéphane Dedieu, vers les bureaux. Au pied de l’imposant escalier en bois massif, un chariot bien curieux, aux fils d’étain emmêlés comme des spaghettis. Une pièce unique réalisée par les ouvriers. À l’étage, le même motif, si fami­lier, miniature cette fois : c’est le sucrier qui accompagne le café.

Caddie est longtemps restée une société familiale, fondée par la famille Joseph en 1928. À l’époque, l’activité de l’entreprise, qui se nommait alors Les Ateliers Réunis tourne déjà autour du fil de fer. Installée d’abord à Schiltigheim puis à Bischheim, elle produit des portes de clapiers à lapins, des structures d’abat-jours, des mangeoires pour poussins, des chaînes de vélo, des porte-savons ou encore des séchoirs à linge… Quand la guerre éclate, la famille, juive, fuit à Limoges. L’usine est confisquée par les Allemands. Après-guerre, les machines reprennent du service sous la houlette de Raymond Joseph, qui entreprend un voyage aux États-Unis. L’homme quitte la France des épiceries et des petits commerces et découvre les balbutiements du libre-service :des entrepôts où les clients se servent eux-mêmes. Il a du flair, se rapproche de la NationalCash Register, premier fabricant de caisses enregistreuses. La firme cherche à s’implanter en Europe et organise des séminaires pour les commerçants du vieux continent, animés par le conférencier Bernardo Trujillo, alias le « pape de la distribution ». Il enseigne les méthodes du commerce moderne à des milliers d’hommes d’affaires européens dont Marcel Fournier (Carrefour), Gérard Mulliez(Auchan), Bernard Darty (Darty). « De retour du voyage d’études, Raymond Joseph est convaincu d’avoir trouvé la nouvelle vocation de sa société : la production de paniers, de présentoirs puis de chariots », retrace Stéphane Dedieu. Le premier chariot est une sorte de petit porteur à roulettes sur lequel poser cabas et panier en osier. « L’industriel vit bien et part se reposer à Vittel en 1957, où il joue au golf. Là, les employés qui portent le matériel s’appellent les caddies. Il trouve que le mot sonne bien et dépose la marque Caddie dans la classe des matériels roulants », poursuit-il.

L’ami des courses

Dans les années 60, l’entreprise embauche des mannequins pour faire des démonstrations aux ménagères dans les allées des premiers supermarchés. Dès le départ, Caddie a su tisser des liens de partenariat forts avec la grande distribution et se développe dans son sillage, à mesure que le modèle de la grande surface conquiert le monde. Le service export ouvre dès 1967, Caddie est alors présent dans 120 pays. À l’époque, la demande est énorme. Les magasins poussent comme des champignons et « leurs ouvertures dépendaient des dates de livraison de caddies ! », insiste Stéphane Dedieu. La société, trop à l’étroit dans ses ateliers, déménage en 1975 sur le site de Drusenheim où travaillent 1 300 personnes, réparties sur 32 000m². L’entreprise familiale s’industrialise. En 1984, le patron et fondateur décède. C’est sa fille adoptive qui reprendra le flambeau, à 65 ans. Les ouvriers la surnomment « Mademoiselle ». Aux manettes, elle s’attache surtout à protéger les acquis de la société alors que l’environnement économique est en pleine mutation. Stéphane Dedieu, embauché en 1992 comme commercial, lance malgré tout Caddie sur de nouveaux marchés : les aéroports, les hôpitaux, l’hôtellerie. À 26 ans, ce fils d’ouvrier dans l’automobile prend du galon, rejoint le service export qu’il dirigera trois ans plus tard. Il sillonne le monde, voyage avec les poids lourds de la grande distribution au moment où le marché international se structure. Là, Caddie loupe un tournant. « Mademoiselle Joseph ne voulait pas investir pour racheter des usines à l’étranger. Mais nous ne pouvions presque plus exporter, à cause des droits de douanes et des coûts de transport », raconte Stéphane Dedieu. La compétitivité en prend une claque. Le commercial finit par quitter l’entreprise en 2005 mais reste dans les parages. Quatre ans plus tard, Mademoiselle Joseph le rappelle et lui confie la direction générale de l’entreprise. « La société ramait, nous n’avions plus de client, plus de cash », se souvient-il. Caddie va dans le mur, dépose le bilan avant d’être racheté en 2012 par Altia. Stéphane Dedieu quitte à nouveau le navire et rachète un fournisseur de Caddie, une boîte fabriquant des pièces en plastique. « C’était une façon de partir tout en restant près », reconnaît Dedieu. Il a veillé l’usine. Le groupe Altia, issu du secteur automobile, ne fera pas les investissements promis. Deuxième dépôt de bilan en novembre 2014. Cette fois, Dedieu rachète. « Les machines ont été arrêtées pen­dant six mois, les salariés souffraient. Les stocks étaient épuisés, les clients envolés », décrit le patron. Caddie est à terre, le concurrent historique allemand en profite pour engloutir le marché.

Le grand retour

Seulement, les clients goûtent assez peu les situations de quasi-monopole de fournisseurs surpuissants. Et puis, eux aussi étaient attachés à l’aventure Caddie, à la survie de ce fleuron de l’industrie française. Quand il renaît de ses cendres, Dedieu est donc inondé de messages de sympathie. Le carnet de commandes se remplit. « En 2015, on tablait sur 17 millions d’euros de chiffre d’affaires, nous en avons fait 26 ! Nous sommes passés de 128 salariés à 200 ! La moitié de notre production est exportée vers l’Arabie Saoudite, l’Égypte… », lance-t-il, l’oeil pétillant de fierté en pénétrant dans cette usine qu’il a dans la peau. Les énormes bobines sont réparties dans les carrés où s’activent des bras automatisés. Le robot pince le fil, le tord, le coupe, le dépose sur le tapis roulant. D’autres assemblent, une fois que l’ouvrier a disposé les pièces du puzzle. Une chorégraphie précise entre l’homme et le robot. L’usine immense est divisée en une mosaïque d’ateliers.

1,2 millions d’euros seront investis entre 2015 et 2016. Stéphane Dedieu ne cache pas son plaisir de montrer le dernier petit bijou du site : une machine qui plie des tubes en 3D comme s’il s’agissait de guimauve. Plus besoin de couper, souder, tout est minutieusement programmé. C’est ainsi que les chariots se sont arrondis, parés de nouvelles courbes flatteuses. Plus on s’enfonce dans l’usine, plus le chariot prend vie. Là les roulettes, là le flocage sur les chariots de retour d’Oberhausbergen où ils sont trempés, peints, protégés. La tendance est au retour du plastique, plus léger, et qui résiste désormais mieux aux intempéries. Les hybrides métal/plastique ont le vent en poupe, avec leurs allures design. Un prototype du chariot du futur trône dans un showroom attenant. C’est le Wind. Et, il est malin ce chariot, même s’il ne ressemble plus vraiment à l’idée qu’on se fait d’un chariot. Quoiqu’on peut aussi y voir un retour aux sources. Le Wind reprend le concept du support à cabas, comme le premier, son ancêtre imaginé par Monsieur Joseph à son retour des États-Unis. Avec le chariot dernière génération, plus besoin de charger ses courses, de les vider en caisse, les ranger à nouveau, puis les décharger dans la voiture, avant de les ranger, enfin, chez soi. Demain, le client scannera ses produits avant de les déposer dans les sacs (le client malin organisera la répartition des courses dans les sacs, histoire d’anticiper le rangement à la maison). Malin, on vous dit. Puis, il y a le Speedy, le demi-chariot en demi-lune, pour les petites courses du soir. « C’est presque un assistant personnel », remarque Dedieu en amorçant quelques pas de danse avec son chariot !

Dérouler l’histoire

Au montage, Jacques suspend son geste pour raconter son travail. Et son histoire familiale qu’il déroule. Jacques est sur ce poste depuis 1982 et pour rien au monde il ne changerait. Avant lui son père et son parrain sont passés par ici. « Je suis né avec un Caddie dans les mains ! », s’amuse l’ouvrier. « Quand j’étais gamin, je me disais que lorsque je serai grand, je travaillerai chez Caddie. J’y suis entré à 18 ans, à l’époque de Raymond Joseph, le patron paternaliste qui connaissait tous ses employés, leur donnait parfois des sous pour qu’ils aillent chez le coiffeur ou le médecin ! » En 1956, une tempête ravage les ateliers à Schiltigheim. Les ouvriers sont en vacances, l’usine est inondée. Monsieur Joseph passe un message sur les ondes pour demander à ceux qui ne sont pas partis de venir aider à la remise en état de l’outil de travail. Les ouvriers répondent présents, « pour les remercier, il a fait venir une énorme choucroute royale », rapporte Jacques qui a ramené de son vestiaire deux petites photos en noir et blanc. Sur les clichés, son père, lors des séjours de détente organisés par le patron. Quand on le questionne sur l’épisode Altia, il se raidit. « On a eu peur, c’était une catastrophe, on jouait aux cartes, on était sur les nerfs. Aujourd’hui, c’est reparti et cela fait du bien », sourit-il, visiblement soulagé. Et même en vacances, Jacques a un petit chariot qui lui trotte dans la tête. « C’est la première chose que je fais quand je vais au supermarché, je regarde si le chariot vient de chez nous, son année et son modèle », confie-t-il amusé. Son préféré, c’est l’Ergodrive, « un basique léger et maniable ». Derrière lui, des chariots colorés, enfilés à l’in­fini comme des bracelets de rocaille. Et tout au fond, on découvre ému ce qui a tout l’air d’une réminiscence d’un monde perdu, celui d’avant l’obsolescence programmée. Stéphane Dedieu n’a jamais eu le coeur d’arrêter la production du plus vieux produit de la société : le casier à bouteille. Idem pour les poussettes de marché à l’indécrottable tissu écossais, complètement vintage et pourtant tout neuf. « C’est collector. Il y a de la demande, certes anecdotique, mais elle existe. Les gens cherchent à retrouver le même objet qu’avait leur grand-mère. Alors on les commercialise sur le Web, pour des particuliers nostalgiques. Je n’ai pas l’ambition de me battre contre les shoppers made in China ! » En repar­tant, on s’aperçoit qu’on a oublié de rapporter à l’accueil le badge d’accès presse. En métal, rouge et blanc. Design et collector, so Caddie. Autant le dire tout de suite, on ne le rendra pas.

Texte : Noémie Rousseau
Photos : Henri Vogt


 Cet article est extrait du magazine hors-série ADIRA-ZUT ! 2016 dédié à l’attractivité économique de l’Alsace.

 

 

 


 

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